Colette et la tapisserie

Quand j’étais jeune, si je m’occupais, par exception, à un ouvrage d’aiguille, Sido hochait son front divinateur : « Tu n’auras jamais l’air que d’un garçon qui coud.  » [...]

A l’âge que j’atteins, Sido ne luttait-elle pas corps à corps contre la « grosse armoire des Prussiens » percée d’une balle en 1870 ? Pour moi, c’en est fini de mon orgueil de plombier et d’ébéniste. Je n’assume d’autre utilité que ma présence, encore limité-je cette utilité-là à ceux qui m’aiment. Et ayant, un demi-siècle, écrit noir sur blanc, j’écris en couleur sur canevas depuis tantôt dix années.

L’aiguille mousse aux doigts, je conduis la laine captive du chas oblong. Mes amies disent que je m’y amuse, mon meilleur ami sait bien que je m’y repose. Simplement, j’y ai trouvé ma fin et décidé que la verdure serait bleue, l’anthémis multicolore, la cerise démesurée et marquée, sur son équateur, de quatre points blancs...

Ma vocation pour la tapisserie, comme on voit, n’est pas récente. Ce point naïf comme l’enfance de l’art, je n’ai pas osé en faire l’art de mon enfance. Le « garçon qui coud  » se délivre ici d’un secret, adopte un plaisant travail, endosse une vertu nourrie de tradition. Celle-ci servit votre diplomatie, ténébreuses jeunes filles du XIXe siècle, étouffées dans l’ombre maternelle et tirant l’aiguille... Balzac vous épie. « A quoi penses-tu Philomène ? Tu vas au-delà de la raie... » Trois points de trop sur le tracé de la pantoufle qu’elle destine à son père, et Philomène de Watteville va livrer sa préoccupation profonde et criminelle... Mais elle défait les trois points qui dépassent la raie, et se remet à ourdir, dans l’invisible et le périlleux, la ruine d’Albert Savarus. J’y apporte plus d’innocence.

Le parallélogramme du point croisé est tenu de nous donner l’illusion des courbes. Quatre points figurent la ronde pupille d’un oeil et seize son iris, deux cents sont une colombe dodue et rengorgée. Une fureur d’ingénuité enchante les modèles du point croisé. Quel art consomme autant de coeurs et de tourterelles, de myosotis, de brebis, de roses à nombril, de coussins qui disent Papa, de médaillons qui jurent Amitié ? Sur une pierre tombale - n’est-ce pas, cher Dignimont ?- prie un chien à petits carreaux, tandis qu’autour du mausolée voltigent des mots cabalistiques tels que ABC, DEF, GHIJK, QRSTU... Mais franchis les balbutiements et les emblèmes émétiques, nous trouvons dans les meilleures époques du point croisé ces floraisons impétueuses, ces couleurs gymnotes qui galvanisent le « distingué ». Ou je me trompe, ou il me semble bien, -de par la voilure de canevas, l’agrès de laine, de par les volubilis qui couvent, dans leurs entonnoirs d’azur, des étoiles de mer pourprées - il me semble que j’aborde un havre.

Il y a quelques années, le point de tapisserie a tenté Christian Bérard. Il ne pouvait que réussir où d’autres eussent échoué, et il enflamma des ouvrières aristocratiques. On sait qu’elles ne sont pas la constance même. De leur beau feu, il reste, je pense, quelque fauteuil bleu céleste semé de queues d’hermines, quelque petit ténériffe coiffé à la Sévigné sur fond groseille. Puis le maniérisme, le zèle firent en sorte que le point croisé rejoignît dans l’oubli le macramé et le filet brodé au point de reprise. Je ne vois plus que Madame Lanvin qui fasse de la tapisserie par besoin de faire de la tapisserie, c’est-à-dire de projeter sur le canevas le surplus de ses furibondes facultés créatrices.

Il ne m’appartient pas de dire si je dépense, à broder au point croisé, une surérogation quelconque. Je perce, et je reperce. L’équille -l’aiguille- brille entre deux fils, remorque sa queue de laine. Mes mémoires s’écrivent en verdure bleue, en lilas rose, en anthémis multicolores. Je commencerai d’après nature le portrait de mon étoile Vesper. Mon geste mille fois répété sait « par coeur » tous les airs. « Nous autres écrivassiers, disait Carco, nous sommes les seuls à ne pas pouvoir chanter en travaillant ». Mon nouveau travail chante. Il chante Boléro comme tout le monde. Il chante : « Croyant trouver de la bécasse au bas des prés... » Il chante : « Quand j’étais chez mon père - Petite camuson... »

Désapprendre d’écrire, cela ne doit pas demander beaucoup de temps. Je vais toujours essayer. Je saurai dire : « Je n’y suis pour personne, sauf pour ce myosotis quadrangulaire, pour cette rose en forme de puits-d’amour, pour le silence où vient de se taire le bruit d’affouillement que produit la recherche d’un mot. »

Avant de toucher le but, je m’exerce. Je ne sais pas encore quand je réussirai à ne pas écrire ; l’obsession, l’obligation sont vieilles d’un demi-siècle. J’ai l’auriculaire droit un peu arqué, parce que la main droite, en écrivant, prenait appui sur lui, comme fait le kangourou sur sa queue. Un esprit fatigué continue au fond de moi sa recherche de gourmet, veut un mot meilleur, et meilleur que meilleur. Heureusement, l’idée est moins exigeante, et bonne fille pourvu qu’on l’habille bien. Elle est accoutumée à attendre, mi-endormie, sa pâture fraîche de verbe.

Toute ma vie, je me suis donné beaucoup de peine pour des inconnus. C’est qu’en me lisant ils m’aimaient tout à coup, et parfois ils me le disaient. Evidemment je ne compte pas sur un ouvrage de tapisserie pour les conquérir désormais... Comme il est difficile de mettre un terme à soi-même... S’il ne faut qu’essayer, c’est dit, j’essaie.

Sur une route sonore s’accorde, puis se désaccorde pour s’accorder encore, le trot de deux chevaux attelés en paire. Guidées par la même main, plume et aiguille, habitude du travail et sage envie d’y mettre fin lient amitié, se séparent, se réconcilient... Mes lents coursiers, tâchez à aller de compagnie : je vois d’ici le bout de la route.

Colette.- L’Etoile Vesper.